Négar Djavadi : Mille et une vies abonné

Désorientale a été la surprise de la dernière rentrée littéraire. Son auteure, Négar Djavadi, s’est imposée d’emblée comme une Shéhérazade des temps modernes, avec cette épopée familiale mêlant l’exil, l’Orient, l’Occident, la politique et l’humour.

Par Marie-Nadine Eltchaninoff— Publié le 06/03/2017 à 12h43

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Le succès de Désorientale, votre tout premier roman, a été immédiat. Comment l’avez-vous vécu ?

J’avais envoyé mon roman à une seule maison d’édition, celle de Liana Levi. Dix jours après, Liana Levi en personne me contactait. Je suis aujourd’hui encore sous le choc de cet appel, bien plus que du succès qui a suivi la sortie du livre. J’ai écrit ce roman dans mon coin. Je m’y mettais tous les matins, entre 4 h 30 et 7 h 30, avant de m’occuper de mes enfants et d’aller travailler. Trois ans après, j’avais cinq cents pages. J’aurais pu ne pas envoyer ce manuscrit. Mais j’avais envie qu’il soit lu. L’idée de ce roman germait depuis longtemps.

J’ai rencontré beaucoup de personnes qui, en entendant mon histoire – celle de mes parents, opposants politiques iraniens, de notre exil –, me disaient que je devais l’écrire. Je freinais des quatre fers, je n’avais pas envie d’un truc lourd et plombant. Bien sûr, l’exil est un drame immense mais, finalement, mon histoire n’est pas si tragique. J’ai été confrontée à ce que l’on appelle au cinéma un conflit extérieur : il y avait d’un côté le régime, de l’autre notre famille, mais finalement nous, on allait bien.

Quelle est la part d’autobiographie dans votre roman ?

L’exil est véritable, la traversée à cheval des montagnes du Kurdistan aussi ! J’étais petite, j’avais 11 ans. Je l’ai vécu comme une aventure. C’était dur, j’avais froid, mais j’étais contente que mes parents soient vivants et qu’ils ne soient pas en prison. Quand on est enfant, on ne prend pas la mesure de ce que l’on vit en quittant son pays, de ce que signifie fermer la porte derrière soi, à tout jamais. Seul le regard de Sarah, la mère de Kimiâ, l’héroïne, pouvait restituer cela et j’ai raconté le départ de son point de vue.

Mais Désorientale est avant tout une fiction. Je l’ai écrit aussi pour une autre raison. Je me suis rendu compte que l’Iran est méconnu. Ce pays revient sans cesse dans l’actualité, que ce soit avec l’arrivée de Hassan Rohani au pouvoir ou l’accord sur le nucléaire. Mais, en Occident, on ne voit de l’Iran que les mollahs et les femmes voilées. Cette réalité fait écran. Quand je raconte que ma mère était en bikini sur la plage dans les années 70, cela étonne la plupart des gens.

C’était une autre époque, une société dont vous décrivez la richesse et la diversité…

CBADET 2016 CFDT Negar DjavadiL’Iran, c’est un immense pays avec des peuples et des religions très différents. Il y avait des juifs, des catholiques venus d’Asie centrale, des Russes, des Arméniens, et toutes ces populations cohabitaient très bien dans le Téhéran de cette époque. Le chiisme iranien, quand on le regarde de près, est un mélange de christianisme et d’islam. La religion en Iran, bien que présente, n’était pas si influente dans la vie quotidienne avant la révolution. La société iranienne avait dépassé, et de très loin, ce stade de la religion.

Était-ce dû à l’influence occidentale ?

Beaucoup d’intellectuels iraniens, des médecins, des philosophes, des enseignants avaient étudié en France et revenaient exercer leur métier en Iran. Il y avait une vie culturelle intense, le Festival des arts de Chiraz-Persépolis, par exemple, attirait des personnalités de partout, comme Peter Brooke ou Jean-Claude Carrière. Mais tout cela restait le privilège de quelques-uns. Et c’était l’un des points noirs du régime du Shah : ne pas avoir fait profiter le peuple des richesses naturelles du pays, comme le pétrole et le gaz, et n’avoir jamais rendu accessible à la population la richesse culturelle du pays. Si le religieux est revenu en force, c’est notamment parce que la culture n’a pas dépassé le cercle des privilégiés de Téhéran.

Le personnage de Sarah se heurte à une administration française tatillonne et hostile à lui délivrer les documents permettant de se réfugier en France. Votre famille a-t-elle éprouvé cette désillusion ?

Pour les intellectuels iraniens, il n’y avait qu’un seul pays au monde qui comptait, c’était la France et sa démocratie. On l’idéalisait, c’était l’alliée, la terre promise. Nous n’avions aucun doute sur l’accueil que la France nous réserverait. Mais c’était un fantasme.

Le pays dont nous parlions, celui de Victor Hugo, de Voltaire et de Sartre, n’existait déjà plus. Quand on retombe dans la réalité, la chute est cruelle. Je crois que c’est un sentiment commun à tous ceux qui ont connu cette situation. J’ai travaillé sur un documentaire à propos des mineurs étrangers isolés, Ado d’ailleurs, réalisé en 2006 par Didier Cros. J’ai accompagné le réalisateur pendant plusieurs mois auprès de jeunes Afghans dont je traduisais les témoignages. Eux aussi voient la France comme une terre d’accueil mais, en même temps, ils ont un autre rapport à ce pays. Ils ont vu la guerre. Ils ont vu des soldats français chez eux, ils ressentent cette présence militaire comme une domination.

Ils ont tout compris, ils savent qu’il y a des intérêts économiques en jeu, que les soldats ne sont pas là seulement pour les aider. Petits et grands, ils me disaient : les Occidentaux sont venus chez nous pour piller nos ressources, pourquoi nous n’irions pas chez eux pour vivre mieux ?

Que pensez-vous de la situation des migrants en France ?

Negar Djavadi 040 CBadetJe m’interroge beaucoup. Je ressens la tristesse et l’horreur des images diffusées à la télé. Je vois beaucoup d’Iraniens parmi les réfugiés. Je trouve insensé que le jour où l’on a reçu le président iranien Rohani en France, il n’y ait pas eu une seule manifestation en France. On a signé des contrats, alors que dans le même temps les migrants continuaient de s’entasser à Calais. Je vis à Paris dans le 10e arrondissement, près du métro Jaurès, je suis extrêmement choquée quand je vois les migrants traités comme des sacs-poubelle. Personne ne fait le lien entre ces migrants que l’on voit à la télévision et la guerre qui sévit dans leurs pays. Il faudrait placer les chefs d’État devant leurs…

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