Yasmina Khadra : “Pour libérer les esprits, il faut libérer la femme” abonné

Traduit en 42 langues, Yasmina Khadra a publié plus d’une trentaine d’ouvrages depuis 1984, notamment Les Hirondelles de Kaboul, L’Attentat et Ce que le jour doit à la nuit, tous les trois adaptés au cinéma ou en passe de l’être. Pour CFDT Magazine, cet ancien commandant de l’armée algérienne revient sur son enfance, son amour de la littérature et la situation de son pays.

Par Emmanuelle Pirat— Publié le 02/05/2016 à 14h24

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Beaucoup de gens pensent encore que vous êtes une femme… Pourquoi avoir pris ce pseudonyme féminin ?

Il y a sept milliards de personnes sur terre qui ne savent même pas que j’existe. Ceux qui pensent que je suis une femme ne m’ont jamais rencontré. Ceux qui me lisent depuis des années ne se posent plus la question. J’ai pris un pseudonyme pour échapper à la censure militaire. J’ai passé trente-six ans de ma vie dans l’armée, depuis l’âge de 9 ans. Au début, j’écrivais sous mon vrai nom, Mohammed Moulessehoul. De 1984 à 1989, j’ai publié six romans et deux recueils de nouvelles. Ma hiérarchie ne voyait pas cela d’un bon œil. Elle m’a imposé un comité de censure militaire pour me dissuader de poursuivre une carrière aux antipodes de celle d’un officier. Pour continuer d’écrire, il me fallait opter pour la clandestinité. C’est ma femme qui m’a donné le courage de prendre ce risque aux conséquences inavouables. Par gratitude, j’ai pris ses deux prénoms pour pseudonyme. Aujourd’hui, je le porte comme une banderole pour me joindre aux revendications légitimes des femmes en général, et des musulmanes en particulier, réduites à un statut de subordination arbitraire et stupide. La clandestinité m’a permis d’entretenir ma vocation de romancier et de rester lucide en pleine guerre intégriste en Algérie. En fait, j’étais absolument certain de mourir, d’être tué à mon tour dans une embuscade, un affrontement ou un crash d’hélicoptère. J’ai perdu beaucoup de mes hommes, de mes camarades, pendant ces années fratricides. Et j’attendais mon tour…

Éprouvez-vous une forme de « complexe du survivant » ?

Pour moi, cela a été quelque chose de très culpabilisant. Vous tombez dans une embuscade, avec des tirs partout… Vous vous relevez et d’autres pas. Alors vous vous demandez : « Pourquoi eux et pourquoi pas moi ? » Cette culpabilité a été un moteur : elle m’a incité à mériter ma « survivance ». C’est pour cela que j’ai toujours souhaité m’engager pour l’Algérie, pour sa culture et ses libertés. 

yKhadra 04Pourtant, dans vos romans, on ne ressent pas le besoin d’exorciser cette guerre. Vos thèmes sont extrêmement divers. Vous nous emmenez parfois loin de l’Algérie…

La littérature n’est pas obligatoirement une thérapie, elle demeure avant tout une vocation. La vénération du verbe coule dans mes veines. Je suis né pour écrire. Je voulais rendre aux écrivains le bonheur qu’ils me donnent, encore, de livre en livre. Écrire, pour moi, est un voyage merveilleux, une quête de l’autre, un besoin de comprendre le monde et de partager. Mes lecteurs me disent : « Tu nous conduis en enfer, non pour nous brûler, mais pour nous éclairer. » Je me sens alors utile à quelque chose.

Donc, l’armée, ce n’était pas un choix. L’armée, ç’a été le choix de mon père. À l’âge de 9 ans, on ne peut pas dire non à son père. Je ne savais même pas ce qu’était cette école. Mais cette expérience m’a enrichi. Ça m’a appauvri en tant qu’enfant, car je n’ai connu ni l’insouciance ni les jeux et les joies. Mais cela m’a forgé. C’était un régime tellement strict, dur, qu’il façonnait chez nous des « titans ».

 

Vous avez dit : «J’écris pour récupérer le monde qui m’a été confisqué.» Qu’est donc ce monde de l’enfance dont vous avez été privé ?

Plus que cela, c’est tout, en fait, c’est le monde entier. Quand, enfant, on m’a placé dans cette institution militaire, j’ai eu le sentiment d’être incarcéré, dévitalisé, néantisé. C’était une véritable forteresse médiévale. Écrire, pour moi, c’était tailler une brèche dans ces murailles qui me confisquaient au monde, et ramener à moi tout ce qui m’a été volé : mon imaginaire, ma liberté, mes rêveries…

En 2014, vous avez souhaité vous présenter à l’élection présidentielle algérienne, face à Abdelaziz Bouteflika, sans finalement pouvoir recueillir les parrainages suffisants. Comment avez-vous vécu cet épisode ?

On parlait tout à l’heure de la culpabilité… J’ai toujours voulu faire mon devoir de citoyen, m’engager pour mon pays. C’est pour cela que j’ai accepté de diriger le Centre culturel algérien de Paris [dont il a été limogé par décret du président algérien en mai 2014]. La culture, c’est le seul tremplin capable de nous faire sortir du marasme, de la détestation de soi. Me présenter à l’élection présidentielle, c’était une autre forme d’engagement. Je connais mieux que personne la complexion de ce régime. Je tenais à aller sur le terrain même de la contestation. Et pas seulement par l’écriture, qui ne me semblait pas suffisante. Je vois beaucoup de chroniqueurs, d’éditorialistes fiers de leurs textes, mais jamais sur le terrain de leurs convictions. Je ne tenais pas à leur ressembler. Je ne garde pas d’amertume de cette expérience. Un soulagement, plutôt. Car à partir de ce moment, j’ai « conjuré » ma culpabilité. Je me suis dit : « J’ai donné tout ce que je pouvais à ce pays, maintenant, je suis libre. » C’est vrai que depuis 2014, je me sens beaucoup plus apaisé… Cela a également été un grand soulagement pour ma famille, qui a eu très peur pour ma vie. Surtout mon père, ancien officier, qui connaît bien les rouages de ce système pourri. Il sait comment, quand on est dans le collimateur, on est diabolisé avant d’être assassiné. C’est ce qu’il craignait pour moi. 

L’Algérie n’a pas connu, à l’instar de la Tunisie, de l’Égypte ou du Yémen, de « printemps arabe » – une expression que vous n’aimez pas – alors que…

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