[Interview] Sfar wars

Publié le 27/05/2015

Auteur de BD à succès et artiste prolifique, Joann Sfar mène sa guerre pacifique contre l’obscurantisme religieux, armé de ses crayons et pinceaux. Il croque, peint ou filme, avec finesse, de son regard critique, amusé et drôle, ses réflexions intimistes sur notre société. Entretien.

Quel regard portez-vous sur les événements de début janvier ?

p28-SI-DIEU-EXISTE-p3Je suis amer. Près de quatre mois après les événements, les gens se plaignent davantage des dessinateurs que des tueurs. Je ne comprends pas qu’on en soit là. Plus personne n’ose faire de blagues sur la religion. C’est la première fois que des dessinateurs étaient visés comme cela en France. On fait un métier pour rigoler, un métier léger. Il n’y a jamais eu un seul raciste dans l’équipe de Charlie Hebdo. Les racistes et tous ceux qui rêvent de confrontations entre les civilisations se frottent les mains. Il faut donc rester paisible et continuer à raconter nos histoires en s’adressant à tous.

Je veux encore pouvoir faire des plaisanteries sur la religion, sans rire contre quiconque. Je veux rire avec les juifs autant qu’avec les musulmans, les chrétiens et les non-croyants. D’ailleurs, les athées constituent quand même la plus grosse communauté en France aujourd’hui, pourtant ils n’ont pas de représentants. L’autre difficulté pour les citoyens de confession musulmane ou juive en ce moment, c’est d’être rappelé toutes les deux minutes à leur religion, qui n’est qu’un aspect de l’identité d’un citoyen. On ne peut pas nous résumer à cela. Moi, j’en parle tout le temps, c’est le sujet de mes livres, ce n’est pas le cas de tout le monde.

 Est-ce que c’était plus facile de parler de religion il y a quinze ans ?

Il y a aujourd’hui des crispations qui n’existaient pas à l’époque. Ce qui m’amuse, c’est de porter la critique de la religion chez les religieux, qu’ils puissent me lire, en rire sans tabou. Avant les idées, je montre des personnages auxquels on s’attache. Ensuite, il y a un aller-retour dans mon travail entre la fiction et un côté plus autobiographique et intime. Le ton employé au début du Chat du rabbin [série d’albums créée dès 2001] est sans doute très différent de celui de mon dernier ouvrage, Si Dieu existe. J’ai eu besoin de cette forme-ci, du journal, plus directe, pour être compris. J’ai aussi des doutes depuis Charlie Hebdo, on se demande comment s’adresser aux gens. J’essaie d’être parfois virulent, parfois plus tendre, parfois d’écouter davantage. On est un peu dans des sables mouvants en ce moment.

Justement, dans Si Dieu existe, sorte de journal intime illustré, vous livrez-vous tel quel ou est-ce un Joann Sfar amélioré, un avatar ?

Ce journal n’est pas une fiction. Je raconte ma vie au jour le jour. Le livre parle à la fois du pays, de notre société et de politique mais aussi de ma vie intime. Je viens de perdre mon papa et je me suis séparé de mon épouse l’an dernier après plus de vingt ans de vie commune. Je me suis retrouvé comme une page blanche, et j’ai l’impression que le pays est dans le même état. On est tous à se demander comment faire pour y croire encore ? J’essaie de me poser des questions simplement. Ce que je vis est assez banal, perdre un parent, vivre une séparation, ça n’a rien d’unique et, en même temps, ce que traverse le pays en ce moment est bizarre et je le raconte comme auteur et terrain d’expérience.

L’un des dessins représente Marceline Loridan1 qui dit que la France est championne du déni de réalité. Ce message revient plusieurs fois dans le livre. Expliquez-nous.

On a droit au rêve et à l’utopie quand on regarde le futur. Lorsqu’on contemple le passé et le présent, on doit être réaliste. À mes yeux, il y a eu une lecture sociologique et économique des réalités des banlieues françaises qui, pendant vingt ans, a fait l’impasse de la question religieuse. L’indifférence politique face au voile puis les messages lancés «aux musulmans de France», que l’on a réduits à leur religion avant de considérer leur citoyenneté, ont jeté les plus fragiles dans les bras de l’intégrisme, par maladresse ; pas par malveillance ni volonté de nuire. Je viens d’un environnement religieux, j’ai aussi grandi avec des musulmans et on a été nombreux à voir la situation changer sans que les pouvoirs publics s’en émeuvent. Il y a eu un manque de jugeote de la part du législateur. On le paie maintenant.

Beaucoup de Juifs français partent pour Israël. Qu’en pensez-vous ?

p27-joannsfar-0007Il y a une augmentation significative mais ils ne sont pas si nombreux. Un sentiment très désagréable naît chez les Français de confession juive : ils ont peur. Beaucoup ont retiré leurs enfants des écoles laïques, où certains subissaient des brimades, pour les placer dans des établissements religieux. Mais les Juifs n’aiment pas plus les écoles religieuses que le reste de la population française. Depuis Mohamed Merah puis l’Hyper Cacher, toutes les écoles juives de France sont protégées par l’armée. Confrontés à ces problèmes, des parents ne se sentent pas en sécurité et préfèrent partir. Il y a aussi ce climat dans lequel chaque Juif est considéré comme un Israélien en puissance. Où qu’ils soient, on demande aux Juifs leur avis sur le conflit au Proche-Orient. Mais ils ne sont pas tous géopoliticiens et ils ne demandent pas forcément à être associés au débat. C’est très pesant. Cette population n’a qu’une envie, être française, et elle se retrouve jetée dans les bras des religieux. Les Français de confession musulmane subissent exactement la même chose.

Comment voyez-vous l’actualité sociale ?

Je me suis inventé un gauchisme de branleur pour faire chier mon père. Quand j’étais étudiant, j’étais à la Fédération anarchiste de Nice. J’ai aussi été proche du Parti communiste parce que chaque année, à la Fête du patriote2, ils offraient des bandes dessinées. C’était un ancrage idéologique assez superficiel ! Plus récemment, je me suis réveillé lorsque France Inter m’a confié la réalisation d’une chronique sur le Tour de France, il y a deux ans. J’ai découvert un pays que je connaissais peu, fait de petites et moyennes villes en déshérence, sans industrie ni magasin, où tout est fermé le soir à part le bistrot. J’ai beaucoup parlé avec les saisonniers de la caravane du Tour. J’y ai vu une jeunesse brillante et talentueuse, mais avec des rêves fracassés et qui sait d’avance que ça ne marchera pas, qu’il n’y aura personne pour elle. C’est quelque chose qui me préoccupe beaucoup. J’ai été longtemps un social-démocrate bon teint, partisan d’une meilleure répartition des richesses, mais sans croire qu’on pourrait changer la société. Aujourd’hui, j’ai un encéphalogramme politique plat. Je ne vois pas à qui faire confiance. J’en veux aux gauches d’avoir abandonné des territoires au Front national. J’ai eu la chance de beaucoup voyager et j’ai vu des pays qui vont bien plus mal que la France. Pourtant, ce pays déprime.

 Et sur le monde du travail ?

     

Parcours

1971
Naissance à Nice.

 1994
Publie sa première BD :Les Aventures d’Ossour Hyrsidoux.

 1999
Publication du premier tome du Petit Vampire (Delcourt, « Jeunesse »).

 2002
Publication du premier tome du Chat du rabbin (Dargaud).

 2010
Réalise Gainsbourg (vie héroïque). César 2011 du meilleur premier film.

 2012
Le Chat du rabbin, adapté au cinéma, reçoit le César 2012 du meilleur film d’animation.

 2015
Publie Si Dieu existe (Delcourt) et Je l’appelle monsieur Bonnard (Hazan).

À venir, la sortie en salles de La Dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil.

     

J’ai suivi la grève à Radio France, où je travaille parfois comme producteur. On s’attache à un système car on sait que s’il s’écroule, nombreux sont ceux qui risquent d’y laisser leur chemise. Mais on sait aussi très bien qu’on n’a plus les moyens de se le payer. Comment Radio France peut-elle encore conserver deux orchestres symphoniques ? C’est formidable, mais cela n’a plus de sens. Il y a vingt ans, un syndicaliste, c’était quelqu’un qui avait un projet pour son pays. Aujourd’hui, ça va tellement mal que c’est devenu quelqu’un qui ne veut pas perdre ce qu’il a. Un mouvement social permet de retarder l’échéance. Je suis aussi très sensible au statut des auteurs de bandes dessinées qui ont créé un syndicat. Ils vont devoir consacrer 13 % de leur revenu à la retraite pour recevoir en moyenne 1 000 euros par mois. Je me demande si c’est encore intéressant de devenir auteur de bandes dessinées si on n’accède pas à une grande exposition médiatique. C’est triste, car c’est un domaine dans lequel la France brille. Je milite aussi contre la fuite des tournages de cinéma dans des pays qui proposent des crédits d’impôt que nous ne sommes pas capables de proposer. Les gros films ne se font plus jamais en France.

 Parlez-nous de Je l’appelle monsieur Bonnard, ce recueil dans lequel vous revisitez l’œuvre du peintre postimpressionniste.

Le musée d’Orsay m’a commandé dix pages pour le catalogue de l’exposition3. Finalement, emporté par mon sujet, j’ai créé plus d’une centaine de dessins et peintures. J’ai fait poser un modèle à partir de cartes postales de Bonnard. C’était très agréable de travailler d’après nature, le dessin retrouve ses lettres de noblesse.

J’ai fait ce travail juste après les événements de janvier, comme pour répondre à ceux qui veulent couvrir les femmes par pruderie. Le nu, ce n’est pas forcément le sexe, c’est aussi un rapport sacré et délicat entre un peintre et son modèle. C’est aussi un trait de civilisation.

dblain@cfdt.fr

1. Marceline Loridan-Ivens a été résistante en France puis survivante d’Auschwitz. Elle et son mari, Joris Ivens, ont coréalisé de nombreux documentaires sur la lutte des peuples opprimés.

2. Rassemblement festif et politique du PCF, qui se tient tous les ans à Contes (Alpes-Maritimes).

3. Pierre Bonnard. Peindre l’Arcadie. À voir jusqu’au 19 juillet au musée d’Orsay, à Paris.

(Photos Joseph Melin)