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Le peintre et sculpteur Gérard Garouste a raconté dans L’Intranquille – Autoportrait d’un fils, d’un peintre, d’un fou les blessures de son enfance, ses séjours en hôpital psychiatrique et son étonnante capacité de résilience. Rencontre avec un artiste sensible et engagé auprès des enfants en difficulté familiale, sociale et/ou scolaire.

Par Marie-Nadine Eltchaninoff— Publié le 07/10/2016 à 14h21

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Votre enfance a été marquée par un père antisémite notoire. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur cette histoire familiale ?

Mon histoire commençait très mal ! Tout cela aurait pu aboutir à une crise définitive, de celles dont on ne sort pas. Je n’ai pas choisi mes origines mais, paradoxalement, je pense aujourd’hui que je m’en suis servi. D’une certaine manière, je n’ai pas eu de père. Un père est là pour vous transmettre de bonnes choses, le rapport à l’altérité, l’art de vivre en société. Mon père était quelqu’un de violent. Il ne m’a jamais battu, il m’aimait, mais il dégageait des mauvaises vibrations. C’était dangereux pour l’état d’esprit d’un enfant, sa force et sa construction. D’après mon psychiatre – je suis toujours suivi en psychiatrie pour trouble bipolaire –, mon père était psychopathe. Et puis il avait un discours lamentable sur les Juifs.

Comment avez-vous pris conscience de cet antisémitisme ?

J’avais 6 ou 7 ans. Nous habitions à Bourg-la-Reine. Mon père me conduisait à l’école en voiture ; en hiver, il faisait nuit le matin. Nous passions tous les jours devant une boulangerie et, une fois, je me suis étonné de voir la lumière allumée. Mon père m’a dit : « Tu sais, un boulanger travaille toute la nuit pour faire son pain », puis il a ajouté : « Tu ne verras jamais un Juif boulanger ! C’est un métier bien trop fatigant… » Ce moment est resté gravé dans ma mémoire. À 6 ans, on ne discute pas, mais je sentais que quelque chose ne collait pas dans sa position. Il n’a jamais changé. Il y avait chez lui un complexe d’infériorité vis-à-vis du judaïsme, un mépris mêlé de fascination. Il a spolié des biens juifs pendant la guerre. Il a même intenté un procès au marchand de meubles Levitan qui, après la fin de la guerre, avait demandé la restitution du magasin que mon père s’était approprié. Il a évidemment perdu le procès, et cette décision a fait jurisprudence. J’ai vécu tout cela. J’étais antisémite par éducation, j’ai eu du mal à m’en sortir. J’ai dû faire table rase à l’adolescence, tout reprendre à zéro. L’antisémitisme de mon père m’a obligé à adopter une attitude de questionnement systématique. Dès l’âge de 15 ans, j’ai été confronté à l’idée de l’injustice, parce que l’antisémitisme est une injustice sociale.

Votre père a eu la sagesse de vous éloigner de lui…

GGAROUSTE creditCYRIL ENTZMANN2016-1Les médecins lui ont conseillé de me mettre à distance. Et ça, au moins, il l’a fait. Petit, j’ai vécu chez un oncle et une tante en Bourgogne. Lui s’appelait Casso, il était italien, maçon. Il était très imaginatif, il fabriquait tout de ses propres mains, à commencer par son fauteuil. Un objet assez drôle, fait avec des lattes de tonneau, des branches recourbées, des bouts de moquette. C’est de l’art brut. Ce fauteuil est mon héritage, je l’utilise encore aujourd’hui dans mon atelier en Normandie. J’étais fasciné par cet oncle. La Bourgogne, c’était le paradis pour moi. Tant que j’étais loin de mes parents, tout allait bien. Ma tante, qui était d’un milieu plus que modeste, gardait pendant la semaine des enfants confiés par des familles parisiennes. Elle a aussi élevé un enfant de l’Assistance publique, le petit Claude, qui est resté une dizaine d’années. Quand l’assistante sociale
est venue le récupérer, cela a été un déchirement. J’allais à l’école du village, qui n’avait qu’une seule classe. J’étais parmi les plus petits. Il y avait une majorité d’enfants de l’Assistance publique. Les familles du village étaient payées pour s’en occuper. Je côtoyais beaucoup d’enfants abandonnés, je connaissais leurs histoires, qu’ils ne racontaient à personne. Quand les assistantes sociales venaient visiter les familles, les enfants se taisaient. Ils ne comprenaient pas qu’elles étaient là pour les aider. Ces années en Bourgogne ont été très importantes pour moi.

Quel genre d’enfant étiez-vous vous-même ? Étiez-vous heureux à l’école ?

Le caractère de mon père a eu des conséquences sur mon parcours scolaire. Je ne pouvais pas me concentrer à l’école, je travaillais très mal. Il suffisait que l’institutrice dise « nous allons apprendre à poser une division, faites très attention » pour que mon esprit s’envole aussitôt. Je vivais un échec d’enfant. Au-delà de l’échec scolaire, c’était un échec d’identité. Tous les copains vont bien, ils ont des bonnes notes, et vous, vous êtes une épave parmi ces navires. Un enfant qui se noie, il agite ses mains. Dessiner, cela a été ma façon d’agiter les mains. C’est par instinct de survie que je suis devenu artiste. Les petits copains adoraient dessiner des avions. Ils les dessinaient à plat en forme de croix. Je me disais « ça ne va pas, il ne vole pas, son avion ». Mon père, qui aurait aimé être pilote de chasse – au lieu d’être pilote de chasse, il est devenu collabo ! –, collectionnait des photos d’avions dédicacées par ses copains pilotes. En regardant ces photos, j’ai vu que les ailes étaient obliques par rapport au corps de l’avion. Eurêka, j’avais découvert les lois de la perspective ! J’ai dessiné un avion avec des ailes obliques et hop, mon avion volait. J’ai connu le sentiment d’avoir réussi quelque chose. Le dessin, c’était le seul moyen pour moi de briller.

Vous avez ensuite été envoyé en pension. Comment l’avez-vous vécu ?

Mon père était conscient que plus il m’éloignait, mieux c’était pour moi. Il a fait l’effort de m’inscrire au lycée du Montcel à Jouy-en-Josas, un internat qui, d’ailleurs, était au-dessus de ses moyens. Je lui dois beaucoup de m’avoir envoyé là-bas. Ce n’était pas facile, on marchait au pas, on faisait beaucoup de sport, mais j’en ai gardé des amitiés fidèles : l’écrivain Patrick Modiano, le metteur en scène Jean-Michel Ribes. Les parents venaient chercher leur fils – c’était une pension de garçons – tous les quinze jours, mais certains ne venaient jamais. Les voitures entraient dans la grande cour du château, les plus belles avaient droit aux meilleures places, devant le perron. Il y avait là des Rolls, des Bentley, des Jaguar…
Les Citroën et les Renault restaient à l’écart. Une belle illustration de la hiérarchie sociale. Il y avait une exception,…

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