[Interview] “Le chômage est la pire des conditions sociales”

Publié le 19/05/2017

Didier Demazière est directeur de recherche au CNRS, spécialiste de l’étude du chômage et de la sociologie des professions.

DDemaziere DRQue signifie l’expression “tomber au chômage” ?

Dans une société où le salariat s’est fortement développé, avoir un emploi constitue le statut social de référence tant sur le plan symbolique qu’institutionnel.
En France, d’ailleurs, l’ensemble de la couverture des risques a été mis en place par rapport à cette situation d’emploi (allocation chômage, système de retraite, santé au travail…). Tomber au chômage, c’est dégringoler dans la hiérarchie des statuts sociaux. Le licenciement économique est la forme de déchéance sociale la plus brutale, la plus inattendue. Mais les autres situations de passage de l’emploi vers le chômage ne doivent pas être banalisées pour autant. Les démissions ou les fins de CDD sont rarement le fruit d’un arbitrage en faveur du chômage, et peuvent être vécues de manière aussi traumatisante qu’un licenciement.

Les conséquences de ce “traumatisme” peuvent être multiples. Comment le chômage pèse-t-il au quotidien ?

Le chômage colonise progressivement le rapport au monde et le rapport à soi. Beaucoup de chômeurs expliquent se sentir dévalorisés vis-à-vis de leur conjoint, leurs enfants et leurs amis, souvent sans même que ces derniers n’émettent de jugement. Certains réussiront à l’affronter et parler de la manière dont ils le vivent, d’autres au contraire vont fuir la relation avec les autres et se replier sur eux-mêmes. C’est d’autant plus paralysant lorsque le chômeur ne s’autorise plus à vivre normalement.
Les activités sociales, les loisirs qu’il avait en situation d’emploi deviennent tout à coup associés à la culpabilité de gaspiller son temps, son argent… Le chômage représente alors le risque de tout perdre : ses ressources, ses habitudes de vie, ses relations sociales. C’est une autre condition sociale, et la pire des conditions sociales.

Le regard que porte la société sur les chômeurs est de plus en plus dur et stigmatisant. Comment l’expliquez-vous ?

Depuis une trentaine d’années, le chômage demeure, selon les sondages, la principale préoccupation des Français. Il est devenu une peur sociale omniprésente qu’il faut tenir à distance. Une manière de le faire est de mettre les chômeurs à l’écart, de considérer qu’ils ne sont pas comme nous ou encore de croire que si l’on tombait au chômage, on pourrait s’en sortir. Cette stigmatisation, souvent involontaire, est renforcée par une autre dimension, d’ordre institutionnel. Par une série de dispositifs (indemnisation chômage, accompagnement des demandeurs d’emploi), la société reconnaît le fait que les chômeurs ne sont pas responsables de leur situation. Mais, dans le même temps, ces politiques exercent une mécanique de contrôle des chômeurs avec un raisonnement implicite selon lequel ceux qui ne s’en sortent pas sont ceux qui n’en font pas suffisamment. La bascule s’opère alors progressivement de l’accompagnement à la suspicion, et contribue à la stigmatisation des chômeurs.

aballe@cfdt.fr