Cynthia Fleury : “La philosophie a sa place à l’hôpital” abonné

Après La Fin du courage : la reconquête d’une vertu démocratique, paru en 2010, la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury a publié Les Irremplaçables, succès de la dernière rentrée littéraire. Elle y défend l’idée de l’individu accédant au statut de sujet libre, à la pensée critique et à l’exercice de la citoyenneté. Début janvier, Cynthia Fleury inaugurait la chaire de philosophie qu’elle a créée à l’Hôtel-Dieu, à Paris. Rencontre.

Par Marie-Nadine Eltchaninoff— Publié le 01/04/2016 à 13h50

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Pourquoi avoir créé une chaire de philosophie à l’hôpital ?

Nous avons voulu créer une chaire de philosophie ouverte à tous, patients, familles de patients, médecins, personnels soignants ou non, simples citoyens. Une personne qui vient à l’hôpital, c’est avant tout un sujet, pas juste une pathologie. La question de la reconnaissance du sujet est essentielle, consubstantielle à la question du soin. Si on veut soigner la maladie, on est obligé de prendre en compte le sujet qui porte cette maladie. Or nos hôpitaux obéissent à un souci de rationalisation et d’efficacité. Il faut certes objectiver la maladie pour bien la soigner, mais cela ne suffit pas. Une objectivation trop forte provoque un sentiment de chosification du sujet et de déshumanisation.

L’hôpital est-il malade ?

Vu.DUMA21612-2015CL03 webL’institution en tant que telle va mal, elle est pressurisée, et faire en sorte que les sciences humaines reviennent au cœur de l’hôpital est important pour les soignés, mais aussi pour les soignants. Les services hospitaliers, comme tous les services publics et comme les entreprises, subissent une déferlante surréaliste de rationalisation instrumentale, une évaluation permanente, une course à la performance, à la rentabilité, à la productivité, etc. Tout cela fait que, comme le disait Michel Foucault, les hôpitaux deviennent des machines. Des machines à guérir, certainement, mais aussi des machines tout court. On a un sentiment mortifère, qui n’est pas ressenti uniquement par les malades, mais aussi par les soignants eux-mêmes. La courbe d’épuisement professionnel explose dans ces métiers. Donc l’enjeu de cette chaire de philosophie est de dire que pour produire du soin de qualité, il faut tenir compte du sujet qui est en face de nous, du patient et aussi des familles. Le but, à terme, c’est que tous les hôpitaux se dotent d’une antenne de philosophie, car il n’y a pas de soin sans prise en compte des sciences humaines : philosophie, psychologie, psychanalyse, sociologie, anthropologie…

Des cours de philosophie ouverts à tous, c’est une façon de casser les catégories ?

Absolument. Personne n’a le monopole de la fonction soignante. Le cuisinier ou le brancardier à qui un patient se confie détient une parcelle de cette fonction. Elle n’appartient pas seulement au corps soignant, elle est collective, elle est en partage. Les patients entre eux fabriquent du soin, c’est évident dans les services qui accueillent des enfants. Chacun travaille à son appropriation de la fonction soignante et cela fait partie du processus de guérison. En créant cette chaire, on avait envie de rappeler que l’hôpital est un bien commun. À la fois le soin comme dimension constitutive du sujet et, en même temps, le soin comme dimension politique de la cité. Il n’y a pas de cité sans cette université de la vie qu’est l’hôpital.

Cette initiative répondait-elle à une attente des personnels ?

Cynthia-Fleury fond webIl y a une attente immense chez les professionnels. Un besoin de reconnaissance et une envie de discuter de la question existentielle de la maladie, du soin, de la vulnérabilité, et ce, aussi bien chez les infirmières, les psychiatres, les gériatres, les étudiants, les éducateurs sociaux. Pour bien comprendre le fonctionnement de la chaire, il faut savoir que le conseil scientifique en assure le pilotage, conçoit la maquette pédagogique des enseignements mais, en sens inverse, les équipes de l’hôpital nous sollicitent pour des interventions sous forme de modules de formation dans les services. Nous sommes interpellés sur des sujets très divers, par exemple les objets connectés. Comment fait-on avec l’arrivée des robots, depuis la régulation jusqu’au suivi du traitement ? Demain, les robots d’imagerie cérébrale seront indissociables des actes de chirurgie ; il y a des questionnements autour de cela. Nous sommes aussi très attendus sur le sujet du burn-out des professionnels, surtout ici, où il y a eu une prise en charge de victimes des attentats du 13 novembre. Beaucoup de demandes portent sur la spécificité de certaines pathologies, sur la dialyse, les maladies rares, sur l’Alzheimer, sur le rôle des aidants, sur l’oncologie chez les enfants.

Comment le patient est-il présent dans cette réflexion ?

Les enjeux éthiques sont très présents. Nous allons collaborer avec la chaire d’éthique médicale de l’Université Paris Descartes sur la literacy, c’est-à-dire la vulgarisation scientifique et médicale. On parle sans cesse de consentement éclairé des malades, mais éclairé comment, par quoi ? À partir de quoi crée-t-on cette connaissance chez le profane ? Comment fait-on pour que l’asymétrie des relations entre patients et soignants, qui est réelle, ne confine pas à de l’inégalité ? Or elle est vécue ainsi. L’hôpital est certes un lieu de savoir, sauf que la connaissance sans la compréhension, c’est de la domination, c’est un rapport de force qui s’exerce contre moi. C’est cela que nous essayons de changer, aussi bien dans le cursus d’enseignement en formation initiale que dans le cursus clinicien et de recherche.

Changer les pratiques, cela implique quoi ? Pouvez-vous nous donner un exemple ?

Prenez l’accueil à l’hôpital. L’accueil ne se limite pas à un bureau dans le hall d’entrée, c’est un continuum, il est global, et notre réflexion sur l’accueil doit irriguer tous les services. À l’Hôtel-Dieu s’est créée tout récemment une direction des patients, usagers et associations (DPUA). Son travail est de faire en sorte que l’hôpital redevienne un lieu hospitalier pour les usagers. Et c’est loin d’être simple. Pour certains, l’hospitalité est…

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