Ousmane Sow, un “homme debout” abonné

[Mise à jour du 1er décembre 2016] En hommage à Ousmane Sow qui vient de disparaitre, nous republions l'entretien qu'il avait accordé à CFDT Magazine en juillet 2015.
Sa parole est rare. Chacun de ses mots est pesé. Le sculpteur sénégalais Ousmane Sow préfère la lumière du jour à celle des projecteurs. Il suffit d’avoir vu une de ses œuvres pour comprendre que là est son langage. Un puissant flot de sentiments, d’expressions, de force et de vie en jaillit, dont le contemplateur ne sort jamais indemne. Rencontre avec un artiste hors pair. 

Par Aurélie Seigne— Publié le 01/07/2015 à 12h25 et mis à jour le 01/12/2016 à 14h03

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Le 20 mai, votre statue de Toussaint Louverture, homme politique franco-haïtien acteur de la révolution d’indépendance d’Haïti, a été inaugurée à La Rochelle. Qu’est-ce que cela représente pour vous ?

J’ai figuré Toussaint Louverture en train de lire la Constitution de Saint-Domingue. Ce qu’il n’a jamais réussi à faire puisque c’est à cause de ça que Napoléon l’a embastillé au fort de Joux [dans le Doubs]. Mais cela me plaisait de lui faire lire cette constitution. Même si du point de vue historique, cela n’a aucun sens.

 

Parcours

1935 Naissance à Dakar

1957 Vient étudier en France. Renonçant à intégrer les Beaux-Arts, il cumule les petits boulots, obtient son diplôme d’infirmier et devient kinésithérapeute.

1984 Rentre à Dakar. Un an plus tard, il décide de se consacrer entièrement à la sculpture.

1988 Sa série « Noubas » inaugure sa première exposition au centre culturel français de Dakar.

1999 Son exposition sur le pont des Arts, à Paris, attire 3 millions de visiteurs.

2013 Premier Africain à intégrer l’Académie des beaux-arts.

Vous sculptez depuis l’âge de 7 ans, mais vous avez attendu longtemps avant d’exposer, et ce n’est qu’à l’âge de 50 ans que vous avez cessé d’exercer votre métier de kinésithérapeute pour vous consacrer entièrement à votre art. Qu’est-ce qui vous a décidé ?

C’était un parti pris de ne pas exposer. Je sculptais à mes moments perdus. Plus tard, tout a démarré avec un ami qui, sans m’en parler, a contacté le centre culturel français de Dakar pour ma première exposition. Mes œuvres ont été exposées, elles ont plu et les choses ont continué ainsi.

 

Quel rôle joue le public ?

Il nous apprend des choses sur notre création. Car chacun voit autre chose que ce que l’artiste y a vu. Et c’est très bien ainsi. Car si cela était univoque, ça n’aurait aucun intérêt.

 

Vos sculptures mettent souvent en scène des groupes d’individus. Pourquoi ?

Quand je crée un groupe, j’attends toujours qu’un personnage se dégage. C’est autour de lui que s’articule tout ce qui va se passer. D’emblée, je vois son rapport avec les autres. Ça m’aide à progresser. Sculpter un individu est plus difficile. Quand mes personnages sont seuls, je dois veiller à étudier leur position pour ne pas en faire quelque chose de niais ou d’agressif.

 

Quel est le temps de gestation d’une œuvre ?

Tout dépend du temps dont je dispose. Quand je suis à Dakar, chez moi, dans mon atelier, je travaille beaucoup. Quand je suis ici, à Paris, je ne me consacre pas du tout à mes sculptures.

Je n’ai pas envie de faire un travail régulier, comme je l’ai pratiqué pendant des années dans mon cabinet. En abandonnant mon métier de kinésithérapeute, je me suis affranchi des horaires. Je suis incapable de dire combien de temps me prend la réalisation d’une œuvre. Et c’est bien comme ça, même si je travaille de manière assidue en ce moment.

 

Êtes-vous un artiste africain ou un artiste tout court ?

Je pense que je suis un artiste tout court. Sans cela, mes œuvres n’auraient pas été comprises par autant de gens. Je suis africain, mais je ne porte aucune revendication ni rejet à ce titre. Je m’adresse à tout le monde et, apparemment, tout le monde y prend sa part.

 

En 2008, vous créez L’Immigré pour la ville de Genève, en hommage aux sans-papiers. Comment vivez-vous le drame des migrants qui se déroule en Méditerranée et les réactions que cela provoque ?

C’est l’un des drames les plus douloureux. Les gens qui immigrent le font par désespoir ou par peur. Ils affrontent tous les périls, même s’ils savent ce qui les attend à l’arrivée. Nul

ne peut être insensible à la manière dont ils meurent, comme des bêtes. Ceux qui s’enrichissent sur leur dos manquent totalement d’humanité. Quant à ceux qui ne les accueillent pas, on peut leur reprocher un manque d’organisation et d’intérêt. L’indifférence tue les gens.

C’est humain de penser que des pays ne peuvent pas accueillir tous les immigrés. Mais il y a aussi la forme, les discours, la haine. Ce n’est pas nécessaire.

 

Vous qui avez quitté le Sénégal pour faire vos études puis vivre à Paris, avant
de revenir dans votre pays natal, vous êtes-vous senti immigré ?

À l’époque, on était encore français et peu nombreux. On avait l’air de ne gêner personne. On était accueillis. Les gens avaient un comportement humain vis-à-vis de nous. Pour nous,

c’était l’aventure. En cinquante ans, ça s’est tellement dégradé…

 

Entretenez-vous un lien particulier avec la France ?

J’ai été formé en tant qu’homme ici. J’y ai vécu des rencontres extraordinaires. Mon lien avec la France ne se dissoudra jamais.

 

ROGERVIOLLET-1.76498-10-(©-Béatrice-Soulé- -Roger-Viollet-)

En 2013, la ville de Besançon a inauguré la statue L’Homme et l’Enfant, à la proue de son monument aux morts. Quel est le message de cette œuvre ?

Je voulais modestement rendre hommage à ceux qui ont gardé et sauvé des Juifs, des Tsiganes, mais aussi à tous ceux qui ont un jour essayé de sauver quelqu’un au péril de leur vie – comme les sapeurs-pompiers, par exemple.

 

On vous a découvert comme artiste avec vos sculptures des Noubas, des Massaï, des Zoulous et des Peuls. Ces dernières années, vous avez créé la série « Merci » dédiée aux grands hommes. Quel sens faut-il donner à ce cheminement artistique ?

J’arrive à un âge [bientôt 80 ans] où je souhaite rendre hommage à des personnes qui m’ont marqué, qui se sont toujours tenues dans le droit chemin. C’est le moment de les remercier. Ce sont des hommes empreints de dignité, qui n’attendent pas d’être en position de se bagarrer pour la victoire mais qui se battent quand même. Des Noubas aux Indiens, s’il faut trouver une ligne de force à mon œuvre, c’est celle-là.

Y a-t-il une de vos œuvres que vous préférez ?

Je les aime toutes, vraiment. Elles ont toutes une histoire par rapport à moi. Quand elles sont parties, je passe à autre chose. Même s’il m’arrive de les compléter, comme la série des « Nouba », par des formats plus petits.

 

Le succès a-t-il changé votre rapport aux gens, aux œuvres, au monde ?

Ça me fait plaisir, je ne veux pas faire la fine bouche. Mais comme le succès est arrivé à un moment où j’avais déjà vécu une bonne partie de ma vie, je relativise. Il ne me gonfle pas la tête. J’ai la capacité de discerner l’appréciation que l’on me porte. Ça ne me pose aucun problème de me départir de ce genre de fanfaronnade.

 

En 2013, vous avez été le premier artiste africain à entrer à l’Académie des beaux-arts. Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?

C’est une évolution de ma vie. C’était surprenant, car jamais je n’aurais pensé que cela arriverait. Il y a des Français qui refusent…

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