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Amiante : vers une reconnaissance du préjudice d’anxiété pour tous les salariés exposés

Publié le 17/04/2019

Alors que jusqu’ici la réparation du préjudice d’anxiété engendré par une exposition à l’amiante était réservée aux seuls salariés ayant travaillé dans un établissement classé « amiante », l’Assemblée Plénière opére un revirement  en l'étendant à l’ensemble des salariés exposés. Mais sous certaines conditions… Cass, Assemblée Plénière, 05.04.19, n° 18-17442.

  • L’évolution de la reconnaissance du préjudice d’anxiété 

Pour mieux comprendre la portée et l’importance du revirement opéré par l’Assemblée Plénière, il est utile de rappeler le contexte et les conditions dans lesquels le préjudice d’anxiété a, au fil du temps, été pris en compte.

Véritable problème de santé publique en France, les pouvoirs publics ont dû mettre en place des dispositifs en vue de protéger et de surveiller la santé des travailleurs, et de réparer les dommages subis par eux suite à une exposition à l’amiante.

-        En 1998, une loi permet aux salariés qui ont été particulièrement exposés, sans pour autant avoir développé de maladie, de cesser de façon anticipée leur activité professionnelle tout en bénéficiant d’une allocation de cessation anticipée d’activité, dite ACAATA(1). La seule condition pour en bénéficier étant d’avoir travaillé dans l’un des établissements inscrits sur une liste établie par arrêté ministériel pendant une période où y étaient fabriqués ou traités l’amiante ou des matériaux en contenant ou alors d'avoir exercé l’un des métiers figurant sur une liste spécifique(2).

-        En 2000, est créé un fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante (FIVA) pour assurer la réparation intégrale de leur préjudice (patrimoniaux et extra patrimoniaux).

En revanche, à ce moment-là, aucun dispositif ne prévoit d’indemniser le préjudice moral causé par une exposition à l’amiante des salariés qui n’ont pas (ou pas encore) déclaré de maladie liée à l’amiante.

Une première consécration du préjudice d’anxiété. Ce n’est qu’en 2010(3), que la Cour de cassation reconnaît le droit pour les salariés ayant travaillé dans l’un des établissements classés de demander la réparation du préjudice tenant à l’inquiétude permanente dans laquelle les plonge le risque de développer une maladie liée à l’amiante : c’est le préjudice d’anxiété.

La jurisprudence crée alors un véritable régime de réparation dérogatoire au droit commun : dès lors qu’ils ont travaillé dans l’un des établissements listés « amiante » à une période donnée, les salariés n’ont  pas besoin de démontrer,  pour faire reconnaître leur préjudice d'anxiété, ni une exposition significative aux poussières d’amiante, ni le manquement de l'employeur à son obligation de sécurité, ni le dommage (l’anxiété) résultant de ce manquement.

Une consécration rapidement encadrée. Car, en 2015, la chambre sociale est venue exclure du bénéfice de cette réparation tous les salariés qui n’entraient pas dans le champ de l’ACAATA, quand bien même ces derniers rapportaient la preuve d’une exposition fautive à l’amiante du fait de la négligence de leur employeur(3).

Face à la montée des procédures engagées par des salariés ne relevant pas de la loi de 98, mais pourtant exposés à l’amiante, et face à la résistance de la cour d’appel de Paris à travers plusieurs arrêts rendus en mars 2018, la question ne pouvait plus échapper à un réexamen complet. C’est dans ce contexte que l’Assemblée Plénière a été saisie.

  • Les faits

En 2013, 108 salariés d’EDF, dont les établissements ne sont pas classés, saisissent le conseil de prud’hommes de Paris afin d’obtenir la condamnation de la société à des dommages intérêts au titre du préjudice d’anxiété et pour manquement à l'obligation de sécurité. Considérant ces actions prescrites, elles sont rejetées(5). Les salariés font appel. Et ils font bien car par un arrêt du 29 mars 2018, la cour d’appel retient le manquement d’EDF à son obligation de sécurité et la condamne à verser 10 000 euros à chaque salarié au titre de son préjudice d’anxiété.

La société se pourvoit en cassation. La chambre sociale saisit l’Assemblée Plénière afin de lui poser la question suivante :

Les salariés ne relevant pas de la loi du 23 décembre 1998, mais qui ont été exposés à l’amiante dans des conditions de nature à compromettre gravement leur état de santé peuvent-ils demander la réparation de leur préjudice d’anxiété sur le fondement du manquement de l’employeur à son obligation de sécurité?  

  • Vers une extension de la réparation du préjudice d’anxiété

C’est dans ce contexte que l’Assemblée Plénière est venue le 5 avril dernier, procéder à un véritable revirement de jurisprudence. Elle approuve sur ce point la cour d’appel et considère pour la première fois que « le salarié qui justifie d’une exposition à l’amiante générant un risque élevé de développer une pathologie grave peut être admis à agir contre son employeur, sur le fondement des règles de droit commun régissant l’obligation de sécurité de ce dernier et ce, quand bien même il n’aurait pas travaillé dans l’un des établissements mentionnés à l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998 modifié ».

Pour autant, elle ne remet pas en cause le dispositif spécifique existant que constitue l’ACAATA.

  • Sur le fondement du manquement de l’employeur à son obligation de sécurité

Les articles L.4121-1 et L. 4121-2 du Code du travail mettent à la charge de l’employeur l’obligation de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs.

L’Assemblée admet donc qu’en dehors du dispositif dérogatoire de l’ACAATA, tout salarié qui justifie d’une exposition importante à l’amiante peut, en application du droit commun de la responsabilité civile contractuelle, se fonder sur le manquement de l’employeur à l'obligation de sécurité pour demander réparation au titre du préjudice d’anxiété.

D’une obligation de sécurité de résultat à une obligation de moyens renforcée 

Depuis 2002(6), la Cour de cassation affirmait que l’employeur était tenu d’une obligation de sécurité de résultat en matière de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs dans l’entreprise et qu’il devait en assurer l’effectivité. Le manquement de l’employeur était donc établi dès lors qu’il n’avait pas (ou insuffisamment) évalué les risques, pris des mesures de prévention ou  encore dès lors que le salarié était victime sur son lieu de travail d’un accident, de violence, d’harcèlement et ce, quand bien même il aurait pris les mesures nécessaires. Il ne pouvait se soustraire à sa responsabilité en démontrant ses diligences.
Mais en 2015(7), la Cour change de logique : dès lors que l’employeur démontre avoir mis en œuvre les mesures nécessaires à la préservation de la santé et de la sécurité de ses salariés, il peut s’exonérer de sa responsabilité.
On a donc basculé d’une obligation de sécurité  dite de résultat à une obligation de moyens toutefois renforcée, l’employeur devant prouver qu’il a bien mis en œuvre les mesures nécessaires.

  •  Une obligation de sécurité dont l’employeur peut s’exonérer

Car c’est bien dans la lignée de l’arrêt de 2015 faisant de l’obligation de l’employeur une obligation de moyens renforcée que se place la solution dégagée par l’Assemblée Plénière.

Contrairement à la Cour d’appel qui avait refusé d’examiner les éléments de preuve des mesures que l’employeur prétendait avoir mis en œuvre, la Haute Cour estime que « ne méconnaît pas l’obligation légale lui imposant de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs l’employeur qui justifie avoir pris toutes les mesures prévues par les articles L.4121-1 et 2 du Code du travail ». L’Assemblée Plénière reconnaît donc que l’employeur puisse s’exonérer de sa responsabilité en prouvant les mesures qu’il aurait mises en œuvre. 

  • La nécessité de prouver le préjudice d’anxiété

Sur ce point, comme pour le précédent, l’Assemblée Plénière censure la cour d’appel qui n’a, selon elle, pas suffisamment caractérisé le préjudice personnellement subi par le salarié, résultant du risque élevé de développer une pathologie grave.

Au-delà de son exposition significative à l’amiante et du manquement de l’employeur, le salarié devra donc également démontrer qu’il a personnellement subi un préjudice d’anxiété et que celui-ci résulte du risque élevé de développer une pathologie grave. 

  • Un revirement de jurisprudence espéré

Les réticences jusqu’ici exprimées par la chambre sociale à étendre la reconnaissance de ce préjudice à l’ensemble des salariés s’expliquent par la crainte du contentieux de masse et le coût qui en aurait découlé. Il n’en reste pas moins que cette position présentait incontestablement une forme d’inégalité entre les salariés exposés.

Comment concevoir que des salariés, pourtant exposés aux mêmes risques (notamment pour les salariés d’établissements sous-traitants), voient leur indemnisation conditionnée au seul fait que l’établissement au sein duquel ils travaillaient était ou non inscrit sur la liste classée « amiante » ?

Une solution juste et équilibrée. La solution adoptée par l’Assemblée Plénière présente donc le mérite de rétablir un certain équilibre entre l’ensemble des salariés exposés à l’amiante. Par ailleurs, elle incitera certainement les employeurs à plus de vigilance et à prendre des mesures préventives en vue d’assurer la sécurité et de protéger la santé physique et mentale des travailleurs.

Mais qui laisse subsister un double régime de réparation. Car cette décision aboutit à faire coexister 2 régimes juridiques distincts pour obtenir réparation du préjudice d’anxiété :

-        Un régime dérogatoire au droit commun pour les salariés ayant travaillé dans les établissements listés « amiante » qui bénéficient à ce titre, non seulement de la possibilité de cesser plus tôt leur activité, mais aussi d’une présomption quasi-irréfragable du préjudice d’anxiété ;

-        Un régime de droit commun sur le fondement d’un manquement de l’employeur à son obligation de sécurité pour les salariés des établissements non-inscrits, qui devront quant à eux démontrer qu’ils ont été exposés d’une manière significative à l’amiante et prouver le préjudice d’anxiété induit par la connaissance du risque. Ce qui ne sera pas sans difficulté….

Si ce revirement de position risque effectivement de générer du contentieux, on le voit bien, la reconnaissance et la réparation du préjudice d’anxiété pour les salariés d’établissements hors liste est loin d’être automatique.

Et qui soulève de nombreuses interrogations, telles que celle du point de départ du délai de prescription.  Par ailleurs, si l’Assemblée Plénière vise expressément le cas des pathologies liées à l’amiante, dès lors que l’on se fonde sur le droit commun de la responsabilité civile contractuelle, on ne voit pas comment un préjudice d’anxiété ne pourrait pas être indemnisé au titre d’autres risques professionnels…

 

 



(1) Loi de financement de la sécurité sociale n°98-1194 du 23.12.98.

(2) Concernant la construction ou la réparation navale.

(3) Cass.soc.11.05.10, n°09-42241 à 09-42257.

(4) Cass.soc. 03.03.15, n°13-26175 : « La réparation du préjudice d’anxiété n’est admise, pour les salariés exposés à l’amiante, qu’au profit de ceux remplissant les conditions prévues par l’article 41 de la loi du 23.12.98 et l’arrêté ministériel » ; Cass.soc. 26.04.17, n°15-19037.

(5) CPH Paris, 24.11.15.

(6) Cass.soc.28.02.02, n°00-11793.

(7) Cass.soc.25.11.15, n°14-24444.

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