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Travail prescrit, travail réel, et organisation du travail dans le monde enseignant

Publié le 02/05/2014

A partir de l’article de Françoise Lantheaume «Du dégoût de travailler à la reconquête du métier et… de la santé - Exemple d’enseignants de lycées professionnels en France, paru dans l’ouvrage collectif «la santé psychosociale des enseignant(e)s», publié aux Presses de l’Université du Québec, 2011

 

Repères

Le travail prescrit = tâche donnée au salarié.
Le travail réel = activité déployée par le salarié pour répondre à la prescription : partie souvent invisible du travail. Le travail réel n’est jamais réductible au travail prescrit : le travail d’exécution n’existe pas.

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Comment l’introduction d’une nouvelle organisation du travail peut perturber le travail et la santé des enseignants (en révélant des tensions entre les conceptions différentes de ce que signifie « bien travailler ») ?
Comment un problème d’organisation du travail peut être interprété comme un problème de relation interpersonnelle ?

Étude réalisée à partir de l’expérience vécue de la mise en place de PPCP dans un Lycée Professionnel
Les PPCP
(Projet pluridisciplinaire à caractère professionnel).
Ils sont définis par le MEN (2000), par un travail en équipe pluridisciplinaire autour d’un projet fait par les élèves pour une partie d’une année scolaire.

Objectifs de cette innovation par les promoteurs institutionnels :

  • Favoriser l’engagement et la réussite des élèves
  • Viser une évolution de pratiques d’enseignement jugées trop centrées sur les disciplines universitaires et trop individualistes

Modalités de mise en oeuvre
Deux enseignants de disciplines différentes interviennent en binôme auprès du groupe d’élèves : en classe, mais aussi en recherche doc, dans des rencontres avec des personnes extérieures, lors de visites de lieux nécessaires au projet.

Évaluation : pédagogie de projet et pédagogie inductive favorisées
Dans l’établissement, ce dispositif innovant est mis en place par les enseignants (avec accord de la direction). Pour ce faire, les enseignants l’adaptent et le conjuguent avec des projets déjà existants dans l’établissement qui donnaient satisfaction jusque là : voyages de fin d’études qui jouaient un rôle important pour attirer et stimuler les élèves (bonnes relations dans l’établissement, motivation, investissement, et bons résultats aux examens).

DU TRAVAIL PRESCRIT AU TRAVAIL RÉEL : PHASE DE TRADUCTION ET D’ADAPTATION PAR LES ENSEIGNANTS
Les enseignants adaptent la prescription de l’administration en fonction de la finalité de ce qu’ils estiment être important pour leur travail, celui des élèves et de l’établissement

  • Pas de contrainte à s’engager dans PPCP
  • Conduite des PPCP par équipes affinitaires sur 2 ans (textes PPCP : 6 mois)
  • PPCP sur projets propres à chaque filière, avec liens avec programmes disciplinaires
  • Horaires disséminés dans la semaine
  • Profs d’enseignement général volontaires travaillant avec les filières au gré des affinités et intérêts


RECHERCHE D’ADÉQUATION ENTRE PRESCRIPTION ET TRAVAIL RÉEL PAR LA DIRECTION
Une nouvelle direction arrive ; elle exige un respect de la prescription :

  • Tous les enseignants doivent y participer (constitution d’équipes en fonction des emplois du temps : plus de coopération en préalable)
  • Le professeur principal-prof de matière disciplinaire est désigné pilote de PPCP et a la responsabilité de son fonctionnement
  • Les PPCP sont regroupés la même ½ journée (4H) de la semaine, (les profs se déplacent d’un groupe à l’autre, se succèdent par binômes « horaires », sans plage horaire pour préparer ensemble).

 Liberté est laissée aux enseignants sur le choix du projet, des salles et de la constitution des groupes d’élèves

L’ÉCHEC
Ça ne marche pas, on assiste chez les enseignants à :

  • Désengagement
  • Maladie
  • Fuite par mutation ou retraite anticipée
  • Contournement ou tricherie (pour les plus engagés)
  • Conflit social pour finir (arrêt de travail et appel à la hiérarchie rectorale).

Interprétation du mal-être ambiant :
Côté enseignants 
: mauvaise communication de la direction, rigidité excessive quant au respect des textes associé à personnalité direction
Côté direction 
: les enseignants sont des « tire au flanc », ne respectent pas les textes : durée excessive des PPCP, finalités des PPCP détournées (pour préparation aux examens), font de la résistance au changement.

Pourquoi ?
Côté enseignants 
: sentiment de travail empêché, non reconnaissance du travail et des valeurs du travail, de l’investissement, obligés de travailler avec « binôme imposé, plus de temps de préparation, problème de salles, problèmes de rupture dans la continuité pédagogique (1Heure = 1 groupe, 1 binôme) = perte du sens du travail, perte de la dynamique. Tous les profs sont obligés (matières générales). Les solidarités de filières sont rompues et les collectifs de travail existants éclatent.
Côté direction 
: non respect des textes, participation volontaire des enseignants au PPCP non conforme…

CONFLITS DE LOGIQUE
L’organisation imposée n’est pas compatible avec la logique de projet et l’autonomie nécessaire.
La logique civique (remettre en conformité avec la norme administrative et une conception égalitaire) n’est pas compatible avec la logique de projet qui exige initiative, engagement, autonomie et responsabilité, différenciation des pratiques adaptées aux besoins des élèves…
La transgression de quelques enseignants qui s’investissent toujours dans les PPCP mais n’appliquent pas les règles de travail conformément à la prescription rendue publique, ouvre le débat et permet la recherche de solutions, en mettant en lumière la conception du «bon travai » (avec l’intervention d’un inspecteur en charge des PPCP).

DES SOLUTIONS DISCUTÉES ET NÉGOCIÉES
Tous les enseignants interviennent

  • Projets de quelques mois (pas de deux ans)
  • Détermination des binômes de profs concertée sur la base des propositions des enseignants
  • Organisation PPCP revue en fonction de l’expérience des enseignants, tout en affirmant leur spécificité qui ne peut être détournée pour d’autres activités
  • La place de l’enseignement général reconsidérée
  • Maintien du pilote
  • Temps donné pour la coordination de l’action

BILAN
Des tensions créées par des modifications de l’organisation du travail portant atteinte à l’idée du bon travail sont d’abord interprétées comme des conflits interpersonnels (c’est la directrice adjointe qui communique mal, est trop rigide, ou ce sont les enseignants qui tirent au flanc, et résistent au changement).

CONCLUSION
Rôle et nécessité du processus de traduction d’une prescription, surtout quand il s’agit d’innovation mettant en cause une conception du métier, des règles de métier et des logiques d’action.
Ce processus de transcription qui va du travail prescrit au travail réel prend du temps ; il ne peut s’effectuer sans la participation des intéressés, sans faire l’économie du débat sur les critères de qualité du travail mais en acceptant sa conflictualité intrinsèque (Clot, 2010).
La formation continue devrait être un moment privilégié pour les débats entre enseignants. La traduction d’une injonction doit sortir des cercles séparés des experts, décideurs, praticiens et définir les différents intérêts et contextes, construire des compromis dynamiques garantissant la qualité du travail et la santé des personnels.
F Lantheaume